L’assaut de l’armée russe contre la population ukrainienne est grotesque. Des missiles de croisière, des missiles balistiques et des chars sont utilisés sans discrimination contre les zones résidentielles et contre les villes, et quelques jours après son lancement, un million de réfugiés et de personnes déplacées ont inondé les routes et les chemins de fer ; de tels chiffres n’avaient pas été vus en Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Internationalist Perspective s’exprimera davantage au fur et à mesure que la situation se développera. Cette guerre présente beaucoup d’aspects, mais, pour l’instant, nous voulons souligner quelques points clés.
Le contexte géopolitique de la guerre actuelle est la rivalité entre la Russie et les puissances Occidentales au lendemain de l’effondrement de l’URSS. Malgré les assurances données au début des années ’90, l’OTAN s’est déplacée vers l’est, absorbant plusieurs des anciens pays du Pacte de Varsovie et mettant la pression très près des frontières de la Russie. Au cours des décennies qui ont suivi, la Russie a été impliquée dans plusieurs guerres pour empêcher une plus grande fragmentation et repousser l’empiétement occidental : deux guerres tchétchènes, une autre en Géorgie, et – suite au remplacement des pro-russes par des leader pro-occidentaux pro-occidentaux en Ukraine – l’annexion de la Crimée et de la région du Donbass (en 2014). Suite à l’écrasement récent des révoltes populaires et des luttes des factions bourgeoises en Biélorussie et au Kazakhstan, les forces russes se sont trouvées en position pour augmenter leur pression croissante sur l’Ukraine.
Si l’antagonisme entre la Russie et l’Occident n’a jamais disparu, la logique des intérêts capitalistes a réuni les deux d’une manière sans précédent. Les enchères de Eltsine sur les biens de l’État ont conduit à l’escroquerie massive et à l’appauvrissement de la population russe par les banques occidentales et d’autres investisseurs, et par les (soi-disant) nouveaux oligarques issus du terroir. Cependant, la Russie n’est pas devenue une véritable oligarchie, car le pouvoir politique a été saisi par des factions à l’intérieur de l’appareil de sécurité d’État dont Poutine a émergé en tant que leader. Poutine a effectivement donné aux oligarques une rente viagère : s’ils faisaient ce qu’il leur disait de faire et restaient en dehors de la politique, ils pourraient rester en vie. Leur richesse devait bien sûr être thésaurisée et cela nécessitait son blanchiment en Occident, un besoin auquel le système financier mondial était heureux de répondre. Les États-Unis, le Royaume-Uni et la Suisse ainsi que leurs propres juridictions financières offshore et celles des autres en ont profité énormément. Non seulement la finance, mais les matières premières et les chaînes d’approvisionnement sont devenues de plus en plus étroitement imbriquées : il est bien connu que le gaz et le pétrole russes sont devenus de plus en plus importants pour l’Europe occidentale, surtout pour l’Allemagne.
Le resserrement des liens économiques et l’aggravation des tensions géopolitiques ont conduit aux contradictions dans la situation actuelle. L’Allemagne a besoin de l’énergie russe, Londres a besoin de l’argent russe; ni l’un ni l’autre n’ont besoin d’une guerre ouverte en Europe. Pendant la guerre froide, le conflit a été sous-traité via des « luttes de libération nationale » à travers le monde. L’armée russe est entrée dans une décennie de combat en Afghanistan en 1978; les forces de l’OTAN ont fait de même après 2001 avec leur ‘guerre contre le terrorisme’ pendant vingt ans. Et maintenant, une fois de plus, les deux camps s’affrontent en Europe. Cela a choqué l’Occident ; lorsque certains journalistes américains et britanniques décrivent les réfugiés en disant « ils nous ressemblent » et «ils vivent juste comme nous», ils différencient ces Européens des peuples de couleur que l’Occident aggresse généralement dans ses propres programmes de réfugiés.
La brutalité des attaques contre la population par les forces d’invasion renforce l’identification avec l’État ukrainien – ce qui est compréhensible étant donné le comportement antérieur de l’armée qui a rasé Grozny dans un acte de la plus grande barbarie, un comportement qui s’est répété en Syrie en faveur du régime d’Assad. Il n’est pas étonnant que la volonté de résister au même sort soit si grande. Mais cela a pour effet d’affaiblir la défense par la classe ouvrière de ses propres intérêts. Et ce n’est pas qu’en Ukraine, que la force du nationalisme est renforcée, dans d’autres pays également. Avec huit ans de guerre contre la Russie, la population a été drillée au nationalisme par l’État et la classe bourgeoise en général. Ce nationalisme s’inscrit aussi dans l’idéologie démocratique qui est devenue plus crédible depuis les vingt années passées hors de l’orbite russe.
Cependant, il n’en a pas été de même en Russie. Tout en louant les résultats d’élections frauduleuses, l’État dirigé par Poutine a continuellement réprimé la population, emprisonnant et assassinant des manifestants et exécutant des rivaux à l’étranger. L’État a réussi à anesthésier politiquement le gros de la population. La majeure partie des grèves sauvages semble concerner le non-paiement des salaires; il n’y a eu que très rarement des mouvements massifs comme dans la région de l’Amour en 2020.
Le Comité des mères de soldats qui a fait pression sur le gouvernement russe durant les guerres en Tchétchénie n’est qu’un souvenir d’il y a plus d’une génération, à une autre époque. Aujourd’hui, la loi russe juge illégal d’envoyer des conscrits dans les zones de combat; mais des rapports récents signalent que des des conscrits sont obligés de signer des contrats qui légalisent leur envoi en Ukraine. Ceci contribuerait au faible moral de l’armée d’invasion et à rendre plausibles les désertions rapportées. Il semble que la clique dirigeante autour de Poutine n’ait pas préparé son armée pour l’invasion; il y a des indications que le plan d’invasion était confiné aux plus hauts échelons de l’État, et on rapporte même que certains soldats ne savaient pas où ils se trouvaient.
L’action de Poutine semble avoir renforcé la détermination de l’Occident, et de l’OTAN en particulier. Les contributions, en particulier celle de l’Allemagne, ont été sensiblement augmentées. D’autres pays font le point sur ce qui est en jeu ici et en envisagent les ramifications. La Chine en particulier a un intérêt par son alliance avec la Russie ; nous verrons si Xi approuve ou non les actions de Poutine : le renforcement des alliances occidentales et de la menace qui pèse sur ses efforts pour augmenter les échanges avec l’Ukraine sont à mettre dans la balance. Même les États-Unis sont touchés au niveau national, car le Parti républicain doit maintenant tenir compte de son factionnalisme sur Trump dans le cadre du patriotisme.
Le capitalisme est un crime contre l’humanité. Seule la classe ouvrière peut y mettre fin. Pourtant il s’est écoulé plus d’un siècle depuis la dernière vague révolutionnaire et il n’en reste aucun souvenir personnel. Les expériences en Ukraine et en Russie montrent combien il est difficile pour le prolétariat de réagir sur son propre terrain, avec sa propre organisation. La fraternisation entre les troupes serait une magnifique façon de démarrer. Il en serait de même des grèves anti-guerre des travailleurs russes.
Internationalist Perspective
2 Mars 2022