Depuis quelques semaines, nous assistons au développement d’un mouvement de protestation inédit : celui des « gilets jaunes ». De par ses caractéristiques, il se révèle être un mouvement atypique, important comme élément du développement de la conscience de classe.
En effet, si le mouvement est parti d’un refus de l’augmentation du prix du diesel en France, ce point de départ n’a été que la goutte de diesel faisant déborder le vase de la révolte contre des conditions d’existence de plus en plus difficiles. Même si cette protestation des « gilets jaunes » s’est étendue en Belgique et montre quelques signes d’amorce en Hollande, cette contribution se centrera sur le mouvement français qui concentre les caractéristiques les plus intéressantes.
La colère contre l’augmentation des taxes sur le diesel s’est étendue rapidement à une opposition à plusieurs taxes et projets de réformes mis en place par le gouvernement français. C’est ainsi que se retrouvent, dans les groupes de « gilets jaunes », des travailleurs, des sans-emplois, des retraités et, s’associant au mouvement, des camionneurs, des agriculteurs, des lycéens et des étudiants.
Ce mouvement est donc la mise en forme d’une colère sociale qui ne se limite pas à une revendication unique, ni à une corporation mais qui s’oppose, plus largement, à une logique économique et à une classe politique. En cela, il s’agit bien d’un mouvement dans lequel se retrouvent de larges pans du prolétariat, et, en tout cas, majoritairement une population frappée de plein fouet par la logique implacable de l’exploitation capitaliste et clairement opposée à la classe dominante. C’est donc là une première caractéristique : celle d’exprimer une colère générale et globale contre un mode de fonctionnement économique et social et ce, dans une confrontation où deux classes antagoniques sont clairement identifiées.
En évoquant la composition de classe de ce mouvement, il importe de se questionner sur ce que représentent les « casseurs ». Qui sont-ils, qu’expriment-ils ? Au stade actuel, il est difficile de disposer d’informations précises sur la nature de ces groupes de casseurs. On en est donc réduit aux questions et aux hypothèses.
Hypothèses découlant d’un étonnement face à l’apparition systématique de ces casseurs dans chaque manifestation, à certains points de barrages, que ce soit en France ou accessoirement en Belgique où de tels groupes sont également apparus. Y a-t-il donc des groupes de jeunes – radicalisés et/ou marginalisés – attendant patiemment des manifestations et mouvements de protestation pour s’y joindre afin de casser et piller ? Si de tels éléments existent certainement, leur caractère systématique amène à se poser d’autres questions. Une partie de ces « casseurs » n’est-elle pas simplement l’inévitable expression de la colère bien présente dans le mouvement des « gilets jaunes » ? Et, d’autre part, l’insistance mise par la classe dominante sur l’existence de « groupes de casseurs » qui viennent perturber les mouvements « pacifistes » des « gilets jaunes », n’est-elle pas une tentative de vider la dynamique et la force de contestation des « gilets jaunes » de la colère et de l’envie de s’exprimer, et d’occuper le terrain librement ?
Ceci viserait à donner l’image de « gilets jaunes » qui peuvent exprimer un mécontentement mais sans s’opposer violemment à l’Etat et à ses représentants, séparés de petits groupes délinquants n’ayant aucune revendication sociale. Cette désignation des « casseurs » n’est-elle pas aussi une tentative de la classe dominante de briser le soutien d’une partie significative de la population à l’égard de ce mouvement, et de semer peur et sentiment de chaos dans les rangs des « gilets jaunes » ? On peut donc légitimement se demander si une partie de ces « casseurs » n’est pas l’expression de la radicalisation et de la détermination de ce mouvement des « gilets jaunes ». En effet, il est frappant de constater, au travers de nombreuses interviews, la détermination, le refus du compromis et la volonté d’aller « jusqu’au bout » dans une confrontation directe avec le pouvoir en place. Plusieurs manifestants ont d’ailleurs évoqué Mai 68, annonçant : « ils feraient bien de se méfier, Mais 68 a commencé comme ça ».
Une deuxième caractéristique extrêmement importante concerne le caractère d’opposition à toute délégation de pouvoir et à toute représentation politique. Pour les « gilets jaunes », il n’est pas question d’élire des représentants qui iraient discuter au nom du mouvement, et, encore moins d’accepter en leur sein des représentants de partis politiques ou syndicaux. D’une certaine manière, cette dynamique s’inscrit dans la continuité des mouvements « nuits debout » dont une des volontés était de se réapproprier un espace public de parole et de décision. On peut comprendre cette dynamique comme la volonté de se repositionner comme Sujet collectif, en réaction à la réification imposée par le mode de production capitaliste. On y voit aussi une certaine défiance contre tous les partis politiques, y compris ceux – populistes de droite ou de gauche – qui disent pourtant défendre la cause des couches précarisées de la société et ne se sont pas privés de soutenir le mouvement. Néanmoins, ils ont bien évalué la dynamique autonome du mouvement puisque ce soutien s’est toujours fait de très loin et aucun représentant politique en vue – Le Pen ou Mélanchon – ne s’est jusqu’ici risqué à se rendre dans les manifestations les plus radicales. Seuls quelques sous-fifres ont été envoyés sur l’un ou l’autre barrage.
Cette défiance vis-à-vis de la classe dominante s’est manifestée également envers les média, parfois insultés voire molestés par certains « gilets jaunes ». Les débats télévisés organisés sur les plateaux de télévision, n’étaient-ils pas une stratégie pour faire rentrer le mouvement dans la logique de la classe dominante ? Se remettre sur le terrain de « la discussion », de la « confrontation et du débat démocratique », comme l’ont si bien martelé les média et les représentants du gouvernement, est le meilleur moyen pour casser la dynamique d’opposition nette exprimée par les « gilets jaunes ».
Alors, quelle analyse faire de ce mouvement et de ses potentialités ?
Le processus de prise de conscience de classe est, nous le savons, un chemin tortueux, fait de beaucoup de détours, de reculs et d’avancées sur des voies de traverse. Mais son fondement est d’être un questionnement sur le fonctionnement social, économique, ainsi que sur la place que les classes sociales y occupent. Il ouvre à la possibilité de se penser à nouveau comme sujet – là où le capitalisme et sa loi de la valeur font des individus des marchandises, des choses (c’est le processus de « réification » – , à celle de dessiner des contours de classes opposées – les nantis et ceux qui n’arrivent pas à terminer le mois – et à transformer la révolte en action collective et solidaire. Et ces caractéristiques se retrouvent dans la dynamique du mouvement des « gilets jaunes ».
Des critiques qui ont été formulées, entre autres par les médias, face à un mouvement « sans revendication précise », ou « sans cohérence et sans représentants », apparaissent, au contraire, comme des potentialités importantes, elles aussi. En effet, on assiste bien à une dynamique de refus, d’opposition générale, dépassant les catégories sectorielles et ne se laissant pas enfermer dans une revendication unique. Il s’agit plutôt d’un ras-le-bol massif dont le contenu, maintes fois exprimé par des manifestants serait : « on n’en peut plus de ces conditions d’existence, on n’en veut plus de cette classe de nantis ». De même, la volonté de ne pas nommer de représentant reflète une volonté de décision et d’action collective et directe, en opposition avec la délégation du pouvoir en vigueur dans la société capitaliste. Comme cela a été évoqué plus haut, cette volonté de se réapproprier le pouvoir de décision et d’expression, était déjà au centre des mouvements « Nuits debout », preuve que le processus de prise de conscience est bien une dynamique profonde, malgré ses manifestations éparses et discontinues.
En ce début décembre 2018, nul ne sait ce que deviendra le mouvement des « gilets jaunes ». Ce qui est certain, c’est qu’il aura constitué une expérience collective très importante pour ses participants, et que ses caractéristiques auront participé au questionnement global sur le fonctionnement social, économique et politique ainsi qu’à la démonstration de ce que peut être la praxis prolétarienne : la dynamique de protestation se fait action.
Lejardinier, 5 décembre 2018.
http://grand-large.over-blog.com/2018/12/a-propos-des-gilets-jaunes.html