Cet article est écrite par un camerade du “Cercle de Discussion de Paris”.
Il n’y a pas si longtemps on entendait souvent dire que la lutte de classe était pratiquement condamnée, voire quasiment disparue. En fait, cela traduisait surtout la réalité d’une classe exploitée qui subit depuis des décennies le rouleau compresseur du “libéralisme”, toute cette politique guidée par la recherche systématique et violente de la réduction du “coût du travail”, cette politique qui se sert du chômage et la menace du chômage pour imposer la soumission sociale. C’était comme si la classe travailleuse gisait au sol avec le pied du pouvoir dominant appuyé sur son cou. Le mouvement des Gilets Jaunes apparaît d’abord et avant tout comme un réveil, un refus massif de cette situation. Tout le monde en convient aujourd’hui : la hausse du prix des carburants n’a été qu’un élément déclencheur.
Comme pratiquement tous les grands mouvements sociaux sous le capitalisme, il est né spontanément. Il n’a été ni prévu ni organisé par les appareils politiques et syndicaux habituellement chargés de “commander leur troupes”. Qui plus est, le rejet de l’encadrement de ces appareils a non seulement été clairement et de façon répétée affirmé haut et fort dès le début, mais cela demeure une caractéristique majeure de son ADN près d’un mois après son commencement. Le mouvement de Mai 68 en France avait bien démarré en-dehors et contre l’avis des appareils syndicaux, mais ces derniers et leurs “partis ouvriers” avaient fini par reprendre le contrôle des mobilisations par le biais, entre autres, de la nécessité de formuler des revendications et de les négocier avec le gouvernement. On a souvent affirmé que le mouvement de 1968 avait connu sa plus grande dynamique tant qu’il ne s’était pas laissé enfermer dans les limites de “revendications réalistes”. Le mouvement des Gilets Jaunes, tout comme celui de Nuit Debout (certains parlent du mouvement actuel comme d’un “Nuit debout prolo”) et comme les mouvements “des places” (Occupy aux USA, les Indignés en Espagne, etc .) se caractérise par une violente méfiance à l’égard de tous ces systèmes de représentation, de nomination de délégués qui parlent et négocient sans contrôle au nom des autres. C’est un rejet du spectacle “démocratique”, du cirque électoral et syndical qui depuis tant de temps prétend représenter la population pour mieux signer les accords qui la soumettent aux impératifs du réalisme économique, aux cruelles nécessités du système dominant.
Dans les centaines de rond-points et lieux où s’organisent les blocages des routes et autres actions de la lutte, on découvre les rapports de solidarité, la rencontre des autres que d’habitude l’on ignore dans son quartier, la création d’unité malgré les différences parfois importantes entre les participants (sur les questions soulevées par l’immigration, par exemple) et l’on aborde naturellement ce que pourrait être la société si elle apprenait à s’organiser autrement. On refait le monde. On balbutie mais on parle de “démocratie directe”, de “délégués élus et révocables”, de la nécessité de tout réorganiser, de changer de système. (Voir par exemple “L’appel de Commercy à des assemblées populaires partout !” ou les expériences de “La maison du peuple” à Saint Nazaire (1)).
On a dit que le mouvement des Gilets Jaunes n’est préoccupé que par les seuls problèmes de “fin de mois”, à l’insuffisance des salaires, alors que l’augmentation des taxes sur les carburants, qualifiée d’écologique, se préoccupe de “la fin du monde”. Mais la rencontre à Paris entre les Gilets Jaunes et la “Marche pour le climat” a montré le contraire. Une grande banderole disait : “Fin du monde fin du mois – changeons le système pas le climat”. Les deux types de problème résultent de la même logique marchande. Celle qui fait de la force de travail une marchandise et du profit du capital le seul objectif de toute activité productive.
L’hétérogénéité du mouvement
Une des caractéristiques du mouvement est la diversité de ses participants. Il comprend des couches sociales diverses et des préoccupations hétéroclites. Dans certaines régions (PACA en particulier) on trouve des aspects anti-immigrés, par exemple. Cependant, les expressions d’extrême droite restent minoritaires, contrairement à ce qui a été mis en avant par le gouvernement au début du mouvement ou par ceux qui rejettent le mouvement parce qu’il ne s’identifie à aucun parti de gauche.
La composition sociale est aussi variée. Mais ce n’est pas une partie des riches alliée à une partie des pauvres. Même si on peut y voir des petits patrons ou commerçants, des paysans, des cadres à la retraite à côtés d’ouvriers, d’employés, de chômeurs, dans son écrasante majorité c’est un mouvement des “pauvres” contre des mesures économiques gouvernementales au profit des riches.
Et, si on regarde plus loin, si un jour un soulèvement général (des 99 % dont parlait Occupy) venait à se produire, il ne sera pas l’œuvre des seuls “prolétaires”, ceux qui sont directement exploités par le capital, mais aussi de tout un ensemble de couches non exploiteuses. Ce ne sera pas toujours simple de tenir des assemblées et prendre des décisions ensemble. Mais, apprendre à le faire est la caractéristique première d’une vraie auto-transformation révolutionnaire.
Les mouvements révolutionnaires de notre époque ne pourront triompher que s’ils sont l’œuvre de “l’immense majorité au profit de l’immense majorité”.
Les casseurs
Le gouvernement fait tout pour mettre en avant l’action des “casseurs” et le spectacle de leurs destructions. C’est une vieille tactique des gouvernements confrontés à des mouvements de masse. Pour y parvenir ils n’hésitent pas à jeter de l’huile sur le feu en introduisant parfois des agents provocateurs. Ils cherchent par là à minimiser l’importance de tous les autres aspects du mouvement, à diviser les participants, à justifier le développement de la répression et à effrayer ceux qui voudraient se joindre au mouvement.
Mais après un mois d’affrontements, dont quatre samedis particulièrement violents à Paris et dans la plupart des grandes villes françaises, la popularité du mouvement reste intacte dans la population (d’après les sondages, près de 80 % dit l’appuyer) et le nombre de participants ne diminue pas.
La plupart des participants ne sont pas favorables au genre de violence des gilets jaunes “casseurs”, et parfois ils s’attachent à tenter de la limiter, mais ils savent qu’elle est pratiquement inévitable et disent pour le moins la comprendre. Ils savent aussi que les actions consistant à ralentir la circulation par des barrages filtrants, à bloquer les dépôts de carburant, à faire passer gratuitement les automobiles aux péages des autoroutes sont aussi des actions violentes qui s’attaquent à l’ordre établi. Les interventions des “forces de l’ordre” pour les en empêcher le leur rappellent rapidement. C’est un mouvement de lutte et il contient inévitablement des formes de violence.
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Jusqu’où ira cette lutte ? Quel sens pourra avoir la phrase que les participants disent et répètent : “Nous irons jusqu’au bout !” Difficile à dire. Mais, pour avoir su relever la tête, pour avoir commencé à faire rêver de nouveau, le mouvement des Gilets Jaunes a d’ores et déjà apporté un souffle nouveau à la vie sociale en France… et peut-être dans d’autres pays.
Raoul Victor
10 décembre 2018
Notes
1. https://www.youtube.com/watch?v=dfLIYpJHir4&t=8s ;
ttps://lundi.am/Les-Gilets-Jaunes-de-St-Nazaire-et-leur-Maison-du-Peuple