Un débat sur la trajectoire du capitalisme

 

Ce texte a été traduit mais les notes de bas de page font toujours référence à des sources en anglais. Désolé. Nous espérons les remplacer. 

Le texte suivant est une réponse à Mcl (Controverses) qui a critiqué ce que PI a écrit sur la trajectoire du capitalisme. Ses principaux points étaient:

-Comment pouvez-vous prétendre que la décadence du capitalisme, ou la régression sociale, a commencé en 1914 alors que, dans l’ensemble, le 20e siècle a été une ère de croissance croissante, de productivité croissante et de niveau de vie croissant ?

Comment pouvez-vous prétendre que la transition à la domination réelle est un processus toujours en cours, alors que mes statistiques montrent que la transition de l’extraction de la plus-value absolue à l’extraction de la plus-value relative était achevée en 1850 ?

Son propre texte peut être trouvé ICI

 

 

Un débat sur la trajectoire du capitalisme

RÉPONSE À MCL

Cher Mcl,

pour analyser la périodisation du capitalisme, ton point de depart sont ces mots de Marx : «…le système de production capitaliste tombe dans une nouvelle contradiction. Sa mission historique est de faire s’épanouir, de faire avancer radicalement, en progression géométrique, la productivité du travail humain. Il est infidèle à sa vocation dès qu’il met, comme ici, obstacle au développement de la productivité. Par là il prouve simplement, une fois de plus, qu’il entre dans sa période sénile et qu’il se survit de plus en plus» 1 Tu ajoutes : “Le capitalisme manque à cette mission quand il ne parvient plus à la remplir, càd lorsque le capitalisme ne parvient plus à développer cette productivité du travail.” Déjà, nous sommes en désaccord. Cette citation reflète une vision téléologique et productiviste de l’histoire humaine, dont Marx ne s’était pas entièrement libéré. Une mission, une vocation, mais de qui ou de quoi ? D’un Dieu ou de l’Histoire sainte qui ne peut se dérouler que de manière prédestinée ?

A notre avis, l’histoire est bien plus compliquée que cela. La productivité, sa croissance ou son déclin, n’est pas le seul moteur universel qui détermine le passage d’une formation sociale à une autre. La tendance humaine à améliorer les conditions matérielles et donc à développer les connaissances et donc aussi la productivité est peut-être universelle mais elle n’est qu’un des facteurs qui ont façonné le cours de l’histoire. Cependant, le capitalisme se distingue des formations sociales précédentes en ce qu’il est régi par la loi de la valeur et donc soumis à ses contradictions. Le capitalisme a l’obligation de faire croître la valeur, d’être rentable mais la chasse au profit érode tendanciellement les conditions de la creation et réalisation du profit. Sa crise insurmontable est causée, non pas par un manque de développement de la productivité, mais par ce développement même.

Productivité

Le capitalisme n’a pas une mission d’accroître la productivité, mais il a un but et une obligation constants : extraire la plus-value, faire du profit, accumuler du capital. Mais la croissance de la productivité et la croissance de la valeur et donc le profit ne sont pas identiques. C’est un élément clé qui sépare l’analyse marxienne de celle des économists bourgeois. Pour le capitaliste, elles semblent être la même chose : si la productivité de son entreprise augmente, grâce aux nouvelles technologies, il peut vendre plus de marchandises, et donc son profit augmente également. Mais l’augmentation de son profit signifie-t-elle plus de valeur pour le capital social ? Pas selon Marx. La productivité du travail diminue la valeur des marchandises et donc leur prix. “… cette réduction des prix des marchandises n’introduit aucun changement ni dans la masse de la plus-value produite par le même capital variable, ni dans la division proportionnelle en travail rémunéré et non rémunéré du travail ajouté à chaque marchandise individuelle, ni dans le taux de plus-value valorisée dans chaque marchandise individuelle.” 2 Si moins de force de travail est utilisée pour produire plus de marchandises, le taux de profit général diminue, à moins que d’autres facteurs interviennent. Parce que la valeur est temps de travail (abstrait, socialement nécessaire) et le profit ne peut en être qu’une partie dans une économie entièrement capitaliste. En apparence, écrit Marx, “il semble que le capitaliste ajoute moins de profit au prix de la marchandise individuelle (…) et le compense par le plus grand nombre de marchandises qu’il produit.” 3 Mais (en supposant que les autres facteurs soient constants) “La masse de profit sur le produit individuel diminue proportionnellement à l’augmentation du nombre de produits. La masse de profit reste la même, mais elle est répartie différemment sur la quantité totale de marchandises”.4

L’augmentation de la productivité du travail est considérée par Marx comme la cause de la baisse tendancielle du taux de profit dans le capitalisme. Il se rend compte qu’elle est en même temps un frein à cette tendance, comme je l’expliquerai plus loin. Mais il note : “On pourrait se demander si les facteurs qui freinent la baisse du taux de profit, mais qui en accélèrent toujours la chute en dernière analyse, incluent les élévations temporaires, mais toujours récurrentes, de la plus-value au-dessus du niveau général, qui se produisent tantôt dans telle ligne de production, tantôt dans telle autre, au profit des capitalistes individuels qui utilisent les inventions, etc. avant qu’elles ne soient introduites ailleurs. Il faut répondre à la question par l’affirmative.”5

Ainsi, selon lui, la source du surprofit du capitaliste qui produit plus avec moins de force de travail que la moyenne, n’est pas la plus-value qu’il extrait directement de ses travailleurs, mais la redistribution de la plus-value qui se produit dans la phase de circulation du capital. Il profite d’une position favorable sur le marché. Aucune nouvelle valeur n’est créée dans la circulation, mais la plus-value passe des capitalistes utilisant plus de force de travail à ceux qui en utilisent moins.

L’innovation technologique peut accomplir cela de deux manières. Premièrement, elle peut ouvrir la porte à la production d’une nouvelle marchandise, ou d’une marchandise qualitativement meilleure (réelle ou perçue) que les marchandises existantes ayant la même fonction. Dans ce cas, le capitaliste dispose d’un monopole. Comme il n’a pas de concurrence directe, le prix de sa marchandise n’est plus déterminé par la loi de la valeur, c’est “ce que le marché peut supporter”. Mais le surprofit qu’il obtient de cette manière diminue la valeur dont disposent ses clients pour acheter d’autres marchandises, donc pour le capital social, il n’y a pas de surprofit. Mais il y en a un pour le capitaliste. Les capitalistes cherchent toujours une position de monopole ou d’oligopole, en particulier lorsque le taux de profit général a tendance à baisser. Nous pouvons voir à notre époque de nombreux exemples, comme l’augmentation massive des brevets pour protéger ces monopoles. 6

Deuxième cas : l’innovation technologique conduit à la production de biens existants avec moins de temps de travail socialement nécessaire (ttsn), moins de valeur. La valeur est répartie sur un plus grand nombre de produits et, pour la réaliser, le capitaliste doit trouver un marché beaucoup plus vaste. Il le fait en baissant son prix, ce qui tend à ramener la valeur marchande de la marchandise vers la valeur individuelle de sa propre marchandise. Cela signifie moins de profit pour ses concurrents, donc encore une fois, il n’y a pas de gain pour le capital social. Les concurrents n’ont d’autre choix que d’adopter la même innovation. Lorsqu’elle s’est intégrée dans la méthode générale de production, le taux de profit moyen s’établit à un niveau inférieur à celui d’avant l’innovation.

Il est vrai que c’est un peu plus compliqué que cela, comme je vais développer plus loin. Le point que je voulais souligner ici est que, si Marx avait raison de dire que la productivité fait surfacer les contradictions du capitalisme, sa croissance n’est pas nécessairement un signe de santé du capitalisme. La croissance de la productivité, ou son absence, ne nous raconte qu’une partie de l’histoire, c’est un symptôme, pas un critère adéquat pour la périodisation du capitalisme, pour déterminer quand son “ascendance” se termine et quand sa “décadence” commence. Sa santé ne peut pas non plus être mesurée par le taux de plus-value (pv/v) comme tu penses. “La tendance à la baisse du taux de profit est liée à une tendance à la hausse du taux de plus-value, donc à la tendance à la hausse du taux d’exploitation du travail”. 7 Ceci est impossible à comprendre si on ne regarde que le taux de pv et ignore ainsi la domination croissante du travail mort sur le travail vivant dans le processus de production.

Domination formelle et réelle

Ascendance, décadence, domination formelle et réelle ne sont que des concepts que nous utilisons pour tenter de comprendre la trajectoire du capitalisme. Ils ne sont pas les seules façons possibles de décrire son histoire, qui est complexe et peut être vue sous différents angles. Beaucoup ont utilisé une périodisation différente, comme tu le fais avec tes six étapes et quatre “ordres productifs”.

Mais la périodisation ne nous intéresse pas seulement pour comprendre l’histoire, nous voulons surtout comprendre les implications politiques des changements du mode de production, comment ils affectent les conditions de son renversement. A cet égard, les concepts de domination formelle et réelle du capital (subsomption formelle et réelle du travail) nous semblent les plus pertinents.

Il est essentiel de définir ces concepts, de préciser très clairement le contenu que nous leur donnons, afin d’éviter les faux débats. Il est clair que votre définition est beaucoup plus étroite que la nôtre. Pour vous, la transition du formel au réel se limite au passage d’un capitalisme orienté vers l’augmentation de la pv absolue à un capitalisme orienté vers l’augmentation de la pv relative. Vous observez que cette transition a commencé à la fin du 18ème siècle et s’est achevée au milieu du 19ème siècle (même si dans la plupart des pays du monde, dans la mesure où ils étaient basés sur des relations de production capitalistes, l’accent était encore sur la valeur absolue). Vous ne tirez aucune conclusion majeure en ce qui concerne les conditions de la crise et de la révolution, et le concept de domination/subsommation réelle ne semble plus vous être utile pour comprendre L’evolution du capitalisme apres 1850.

En revanche, nous définissons ces concepts d’une manière plus large et plus profonde qui va au-delà des différences techniques dans l’extraction de la pv. La domination réelle, dit Marx, n’altère pas l’innovation essentielle apportée par la domination formelle (la soumission directe du processus de travail au capital), ” mais sur cette base surgit maintenant un mode de production technologiquement et autrement spécifique – la production capitaliste – qui transforme la nature du processus de travail et ses conditions réelles “.8

Cela signifie, selon Marx, la plus grande transformation du processus de travail depuis que l’homme a façonné le premier outil : un renversement complet sujet-objet dans la relation homme-technologie. “Dans l’artisanat et la manufacture, l’ouvrier se sert d’un outil ; dans l’usine (moderne), la machine se sert de lui. Là, les mouvements de l’instrument de travail procèdent de lui, ici, ce sont les mouvements de la machine qu’il doit suivre. Dans la manufacture, les ouvriers font partie d’un mécanisme vivant. Dans l’usine, nous avons un mécanisme sans vie, indépendant des ouvriers qui lui sont incorporés comme des appendices”.9

La domination réelle “ne transforme pas seulement les situations des différents agents de la production, elle révolutionne aussi leur mode de travail effectif et la nature réelle du procès de travail dans son ensemble”. C’est un processus de déshumanisation. “Du fait de sa transformation en automate, l’instrument de travail confronte le travailleur pendant le procès de travail sous la forme de capital, de travail mort, qui domine et absorbe le travail vivant.” 10

Le mouvement uniforme de la machine devient la tige de mesure qui quantifie chaque segment de temps du processus de travail et soumet ainsi chaque segment, chaque mouvement, à une pression pour en extraire davantage de plus-value. Il “confisque chaque atome de liberté, tant dans l’activité corporelle qu’intellectuelle”. 11 La transition vers la domination réelle ne signifie pas une mais plusieurs révolutions technologiques, motivées par la soif de plus-value et la contrainte d’adhérer ou de périr. Cela signifie la production de masse, un élargissement incessant de l’échelle de production, l’extension du mode de production spécifiquement capitaliste à tous les secteurs.

C’est l’analyse de Marx dans “Résultats du processus immédiat de production”. Mais selon PI, la dynamique qu’il décrit, la pénétration profonde de la forme-valeur, la “confiscation de chaque atome de liberté” s’étend au-delà du processus de production immédiat et tend à conquérir tous les aspects de la vie dans le monde capitaliste. Tendanciellement, chaque pore de la société est envahi et transformé par l’opération de la loi de la valeur ; tous les domaines de l’existence sociale sont remodelés par la forme-valeur. Pas seulement la production effective de marchandises, mais aussi leur circulation et leur consommation. Pas seulement l’économie stricto sensu, mais aussi les sphères politique et idéologique, la science et la technologie. Dans sa phase la plus développée, il n’y a plus de sphère non économique, tout est intégré au marché et fonctionne sur la base de la loi de la valeur (ce qui ne signifie pas bien sûr que toute activité est productive, valorise le capital). Cela change à la fois le contenu et la forme de toutes les institutions qui, auparavant, se tenaient en dehors du marché et occupaient un espace relativement autonome. Aujourd’hui, malgré toutes leurs particularités, tous les partis de masse, les syndicats, les églises, les institutions culturelles, les hôpitaux, les universités, les écoles, les fondations, les groupes d’intérêt, les médias, les fournisseurs de divertissement, les services de toutes sortes, fonctionnent comme des entreprises capitalistes ou leurs filiales, avec les structures, les couches et les divisions du travail correspondantes, se disputant leur part de leurs marchés respectifs, conquérant ou protégeant leur niche dans le marché global qu’est devenu le monde. C’est le progrès de la domination réelle. Cela implique aussi le capitalisme d’État, l’osmose entre l’État et l’économie. Cela implique une subjectivation plus profonde de la classe ouvrière, atomisée comme vendeurs individuels de leur force de travail, comme consommateurs, comme citoyens démocratiques des nations. Mais elle tend aussi à pousser tous ceux qui ne sont pas capitalistes dans le prolétariat, et elle relie la classe ouvrière comme jamais auparavant. “De plus en plus, le véritable levier du processus de travail global n’est pas le travailleur individuel, mais la force de travail socialement combinée”.12 La production devient de plus en plus complexe et globale à mesure que la technologie fragmente et recombine le processus de travail. Au monde global de la domination réelle du capital correspond une classe ouvrière globale, un “gesamtarbeiter” ou “travailleur collectif” international qui crée par son travail combiné la richesse sociale et la plus-value sociale dont dépend le capital.

La subsomption réelle du travail est un processus d’aliénation. Dans le processus de production, elle sépare le producteur des moyens de production au-delà du fait qu’il ne les possède pas. Il devient un appendice de la machine. L’autonomie relative du processus de travail disparaît. Le même processus d’aliénation et de disparition de l’autonomie relative s’étend à l’ensemble de la société capitaliste. En ce sens, le passage à la domination réelle totale est une tendance continue qui se poursuit. “Ce qui empêche qu’une telle totalité façonnée par la loi de la valeur soit une totalisation à laquelle on ne peut échapper, c’est que la loi de la valeur a ses propres contradictions internes qui fournissent les bases de son dépassement.” 13

Pour nous, le terme de domination réelle du capital a une double signification. Elle décrit un processus qui se poursuit mais il marque aussi une nouvelle période dans l’histoire du mode de production capitaliste. À la fin du XIXe siècle, la domination réelle avait conquis le globe, non pas au sens où elle était présente partout ni où son développement était achevé, mais en ce qu’elle avait façonné un système mondial intégré de production et de circulation dans lequel les différentes parties étaient conditionnées par leur place dans le tout, que leur forme principale d’exploitation soit absolue ou relative pv.

Cela signifie-t-il que la phase décadente de ce mode de production a commencé ? Selon Marx, la domination réelle faisait apparaître les contradictions internes fondamentales du mode de production.

L’expansion incessante de la productivité devait entraîner une baisse du taux de profit général et une pénurie de marchés. L’économie capitaliste évoluait désormais inévitablement par des cycles, dans lesquels les périodes de croissance croissante étaient suivies de surcapacité, de crises et d’une dévalorisation du capital qui renouvelait les conditions de la croissance. 14Mais ces crises restaient limitées tant que la domination réelle avait de l’espace pour expandre.

Plus-value absolue et relative

Et la domination réelle a ouvert de nouvelles portes au profit. Il est cependant trop schématique d’affirmer que la plus-value relative a remplacé la plus-value absolue. Je ne suis pas d’accord avec Marx lorsqu’il écrit que sous la domination formelle ” la plus-value ne peut être créée qu’en allongeant la journée de travail, c’est-à-dire en augmentant la plus-value absolue. Dans la subsomption formelle du travail sous le capital, c’est la seule manière de produire de la plus-value”.15

L’augmentation de la productivité a été l’obsession du capitalisme depuis le tout début. Ceci est frappant dans les comptes rendus de l’émergence de l’agriculture capitaliste dans l’Angleterre des 17ème et 18ème siècles par Ellen Meiksins Wood et d’autres. Marx lui-même décrit comment la domination formelle a augmenté la productivité en rendant le processus de travail moins poreux, plus continu, plus intensif, etc. 16. Tout cela a conduit à la baisse de la valeur, et donc à l’abaissement du prix, de la nourriture et des autres produits de première nécessité, et donc à une augmentation de la population et à une baisse de la valeur de la force de travail. En outre, les travailleurs, inexpérimentés et non organisés, désavantagés par l’offre excédentaire sur le marché du travail, étaient souvent payés en dessous de la valeur de leur force de travail. Tout cela signifie, selon la définition de Marx17, une augmentation de la plus-value relative. “La plus-value absolue est relative”, reconnaissait Marx, “car elle nécessite un développement de la productivité du travail“.18 Tu écris : “la véritable période de domination formelle va jusqu’en 1790 seulement, c’est-à-dire la période où l’extraction de la plus-value provient de la baisse des salaires réels et de l’augmentation du temps de travail.” Mais tu sembles ne pas te réaliser qu’une baisse des salaires réels signifie une augmentation de la plus-value relative (la partie rémunérée de la journée de travail est réduite).

De même, l’extraction de la pv absolue n’a pas disparu de la scène sous la domination réelle. Non pas que Marx l’ait prétendu. Au contraire, il l’a vu augmenter en même temps que la domination réelle. Il a même appelé la prolongation de la journée de travail “cette invention de l’industrie moderne”19 et “un résultat de la grande industrie”.20 Bien sûr, les capitalistes veulent toujours faire travailler les travailleurs plus longtemps et plus durement, mais “un point doit inévitablement être atteint où l’extension de la journée de travail et l’intensification du travail s’excluent mutuellement”. 21 Il y a une limite physique. Mais la réduction de la journée de travail n’est pas quelque chose que la domination réelle du capital a donné au prolétariat sur un plateau d’argent. Il a fallu des luttes résolues et massives pour forcer le capitalisme à l’accepter, finalement jusqu’à 8 heures, où il est resté bloqué, malgré les progrès de la productivité depuis. C’est-à-dire dans les pays avancés. Dans le reste du monde, le capitalisme a continué à se focaliser sur la longuer de l’exploitation du travail. C’est même le cas dans certaines parties des économies avancées. Là, cela devient plus prononcée en temps de crise (par exemple, les mesures visant à retarder l’âge de la retraite). Mais en général, la résistance aux longues journées de travail qui a confrontée le capitalisme, l’a forcé à se concentrer davantage sur l’intensification. Je reviendrai dans une minute sur la question si cela signifie plus de pv absolue ou relative.

Mais d’abord, sur la source principale de la pv relative: Dans la domination réelle, le capitalisme obtient de la plus-value relative croissante grace à la productivité croissante du travail. Selon la théorie de la valeur de Marx, une augmentation de la productivité en soi n’augmente pas la valeur de ce qui est produit, même si cela consiste en beaucoup plus de marchandises. Mais elle réduit le contenu en valeur des marchandises individuelles, y compris celles dont la classe ouvrière a besoin pour se reproduire. Ces biens qui constituent ensemble la valeur de la force de travail (qui répondent aux besoins du travailleur et de sa famille) ne sont pas une quantité statique de valeurs d’usage. La croissance de la productivité change la société, rend les conditions de vie de la classe ouvrière plus complexes. Leurs besoins ont tendance à augmenter, et il y a ce que Marx appelle “une composante morale” (une influence de la tradition de luttes des classes et du débat public) dans la façon dont la société les définit. Les travailleurs obtiennent donc plus de marchandises en échange de leur temps de travail. Mais cette quantité accrue de marchandises nécessite moins de temps de travail socialement nécessaire pour les produire. Ce temps de travail représente une part toujours plus petite du temps de travail total effectué, même si ce dernier a diminué. Ainsi, dans la domination réelle, la croissance de la productivité diminue la valeur de la force de travail (v), et le taux d’exploitation (pv/v) et les salaires réels augmentent en même temps.

Puis, il y a l’augmentation de l’intensité. C’est en effet une caractéristique frappante de la domination réelle. Le capitalisme a fait preuve d’une formidable créativité pour utiliser la technologie à cette fin. La quête se poursuit chaque jour. On considère généralement qu’il s’agit d’une extraction pv relative, mais est-ce bien le cas ? Oui, mais seulement dans la mesure où l’intensification accroît la production d’une journée de travail et contribue ainsi, comme la croissance de la productivité en général, à l’abaissement général du prix des marchandises et donc à la baisse de la valeur des salaires. Marx définit la pv relative comme la valeur gagnée par la réduction de la partie payée de la journée de travail. Mais l’intensification du processus de travail augmente également la valeur de la partie non payée. Elle implique une plus grande dépense de force de travail par unité de temps, ce qui, selon Marx, équivaut à une augmentation de la durée de la journée de travail, mais dans un sens intensif. En ce sens, elle augmente donc la pv absolue.

La différence essentielle entre ces deux façons d’augmenter le taux d’exploitation est de savoir s’il y a un déclin de la valeur de la force de travail. S’il y a une baisse de la valeur de la force de travail, alors l’augmentation du taux d’exploitation prend la forme de production de plus-value relative ; si la valeur de la force de travail ne baisse pas, alors l’augmentation du taux d’exploitation prend la forme de production de plus-value absolue.

Peut-être que la façon dont nous classons cette importante source de pv sous la domination réelle n’est pas si importante, mais la difficulté de le faire montre à nouveau l’erreur de réduire la domination formelle à l’extraction de pv absolue et la domination réelle à l’extraction de pv relative. Il y a bien un déplacement de l’accent de la pv absolue vers la pv relative mais cela ne doit pas être compris de manière schématique et ne peut pas être la définition de la domination réelle mais doit plutôt être vu comme une conséquence de l’établissement du ” mode de production spécifiquement capitaliste ” qu’est la domination réelle.

La possibilité et la nécessité d’expansion

Un autre facteur essentiel doit être pris en compte pour expliquer le succès de la domination réelle. Elle ne s’est pas développée dans le vide. Son incessante augmentation de l’échelle de la production implique un métabolisme croissante avec le monde qui l’entoure, c’est-à-dire avec des producteurs moins avancés, capitalistes et non-capitalistes. Les producteurs de marchandises contenant moins de valeur, la domination réelle, réalisent des surprofits en échangeant des marchandises avec du capital à plus faible composition organique (c/v), qui s’appuyent toujours principalement sur la pv absolue. Ils obtiennent plus de ttsn en échange de moins de ttsn. Il en va de même pour les échanges entre pays : ” il y a concurrence avec les marchandises produites dans les pays dont les moyens de production sont inférieurs, de sorte que le pays le plus avancé vend ses marchandises au-dessus de leur valeur (…) Tout comme un fabricant qui emploie une nouvelle invention avant qu’elle ne devienne généralement utilisée, sous-vend ses concurrents et vend pourtant sa marchandise au-dessus de sa valeur individuelle (…). Il s’assure ainsi un surprofit”.22

En ce qui concerne le métabolisme avec le monde non-capitaliste, ce qui précède est également vrai. Mais en outre, le pillage, le meurtre et le vol de terres qui faisaient partie de ce que Marx appelait “l’accumulation primitive du capital”, ont continué et se sont étendus. Par “accumulation primitive”, Marx entendait la formation de capital qui n’était pas encore basée sur l’exploitation contractuelle du travail salarié, mais qui était accomplie par la force brute, créant ainsi les conditions du décollage industriel. La domination réelle a étendu ces pratiques, car elle les a rendues moins chères et technologiquement plus réalisables. On peut dire qu’en ce sens, “l’accumulation primitive” est encore bien vivante.

La domination réelle s’est également étendue vers l’intérieur, transformant toute activité en un moyen de produire du capital. L’industrie des services en est un bon exemple. Au cours de notre vie, nous avons vu toutes sortes de fonctions qui se situaient en dehors de la relation capital-travail être intégrées dans celle-ci, créant de nouvelles masses de travailleurs produisant du capital. Le fait que tu prends un concert classique plutôt que, disons, Amazon comme exemple de l’industrie des services me fait me demander si tu as saisi l’importance de ce changement massif. En raison de sa composition organique (jusqu’à présent) relativement faible, les échanges de ce secteur avec d’autres moins intensifs en main-d’œuvre génèrent des surprofits pour ces derniers et stimulent le taux de profit général.

Il résulte de ce qui précède que la domination réelle dépend beaucoup plus que le capitalisme antérieur de l’expansion. Sa possibilité est une condition pour le capitalisme qui devient de plus en plus importante parce que son augmentation d’échelle exige des marchés toujours plus grands et toujours plus de ressources, parce que sa baisse tendancielle du taux de profit demande compensation par des échanges inégaux de valeur.

Mais il y a des obstacles à son expansion. Ces obstacles ne sont pas statiques, à l’exception, ultimement, de l’obstacle géographique. Il n’y a pas de planète B, comme le dit le slogan. Il n’y en a qu’une sur laquelle nous pouvons vivre et ses ressources ne sont pas illimitées. En dehors de cela, il existe des obstacles technologiques et politiques qui évoluent avec le temps. Des nouvelles technologies et connaissances ouvrent des portes à la pénétration de la forme de valeur, au profit, qui n’existaient pas auparavant. Le poids du passé, les œillères idéologiques de la classe capitaliste créent des obstacles politiques qui peuvent être levés plus tard, de sorte qu’une nouvelle ère de croissance devient possible. Mais les limites à l’expansion reviennent toujours, avec une vengeance.

Décadence ?

Avant que la domination réelle du capital ne s’étende sur la terre, avant qu’il n’ait créé un marché mondial global, les limites étaient plus facilement surmontées. Il y avait encore beaucoup de “lebensraum” pour le capitalisme avancé. Les crises étaient donc limitées en profondeur et en portée. Mais en 1914, la bourgeoisie a décidé qu’il n’y avait plus assez de “lebensraum”. Comme nous l’avons écrit avant, il n’y avait aucune loi qui dictait que la guerre mondiale qui en résultait devait se produire à ce moment-là. 23 Mais cette guerre était différente, par sa portée et son caractère, des précédentes guerres capitalistes.

La formation des nations bourgeoises et l’accumulation primitive du capital sont allées de pair avec de nombreuses guerres. La première a surtout provoqué des guerres dans lesquelles de nombreux soldats sont morts mais la société civile a été beaucoup moins touchée. La seconde a provoqué des guerres génocidaires dans des territoires extra-capitalistes. La première guerre mondiale a ouvert une nouvelle période dans la guerre, dans laquelle le génocide est introduit dans les foyers du capitalisme, dans laquelle la destruction du capital est le principal résultat objectif. Il s’agit donc de guerres cannibales, dans lesquelles le capital dévore une grande partie de son propre capital constant (ressources, infrastructures) et de son capital variable (travailleurs). Le prolétariat est leur principale victime.24

Derrière ce massacre se cache la crise du capitalisme. Sa productivité conduit à une surcapacité qui, dans les conditions technologiques, sociales et géopolitiques données, ne peut être résolue en ouvrant de nouveaux terrains d’expansion. Forcer une telle expansion est le but de la guerre, mais le résultat est l’élimination de grandes quantités de capital, ce qui recrée des conditions favorables à une nouvelle accumulation. Le lien entre la crise et la guerre n’est pas toujours direct. Comme indiqué précédemment, l’histoire est complexe, les facteurs subjectifs et les contingences jouent un rôle important. Néanmoins, nous pouvons dire que la domination réelle, à un certain moment de son développement, a fait de la dévalorisation massive du capital (une condamnation à mort pour des millions de prolétaires) une nécessité récurrente pour le capitalisme. Cela ne signifie pas qu’il passe dès lors par des cycles de crise-guerre-reconstruction. Ni les faits ni une analyse théorique solide ne soutiennent une telle vision mécaniste de la trajectoire du capitalisme. L’histoire est plus complexe, les obstacles à l’expansion changent, et la guerre n’est pas le seul moyen par lequel le capital se dévalorise, la crise elle-même a cet effet et, à notre époque peut-être, un changement climatique catastrophique.

Vous êtes d’accord pour dire que le début de la première guerre mondiale a indiqué un changement radical dans le monde capitaliste. Tu écris : “1914 reste pour moi une date clé, pas du type “entrée en décadence”, mais c’est une étape importante dans l’évolution du capitalisme : la mort de la social-démocratie, l’intégration des syndicats dans l’État et la clôture de la question nationale.” Eh bien oui, nous sommes d’accord sur ce point. Mais qu’est-ce qui a provoqué ces conséquences politiques bouleversantes ? Qu’est-ce qui avait changé dans la société capitaliste, dans le mode de production lui-même ? Sur ce point, vos concepts de domination réelle achevée en 1850 et de décadence mesurée par la productivité ou le taux de pv n’apportent aucun éclairage.

Le nom n’est pas important. Vous l’appelez “une étape importante”, pas “décadence” comme nous et vous le faisiez auparavant, parce que le capitalisme était toujours en croissance, le développement des forces productives ne s’était pas arrêté, et Marx n’a-t-il pas écrit que le capitalisme ne disparaîtrait pas avant d’avoir épuisé tout son potentiel de développement des forces productives ? Oui, il l’a écrit, sans expliquer pourquoi c’était nécessairement le cas, et je pense qu’il avait tort. Dans PI, nous n’utilisons généralement plus le terme de décadence, en raison de son association avec des concepts productivistes que nous rejetons. Vous défendez toujours l’idée que la décadence du capitalisme commence lorsqu’il perd sa capacité de croissance, lorsqu’il ne peut plus augmenter la productivité. Mais au lieu de continuer à défendre l’idée intenable que cela s’est produit en 1914, vous prétendez maintenant que cela a commencé au début de ce siècle. Enfin, nous sommes arrivés, semble-t-il. Ce que cela change politiquement n’est pas explicité dans ton texte. Nous sommes d’accord pour dire que la crise actuelle est très profonde et se dirige vers une dévalorisation catastrophique. Mais, si cela se produit et qu’il n’y a pas de révolution prolétarienne (ou si elle échoue), alors cette dévalorisation créera un nouvel espace pour l’accumulation du capital. Alors, dans des conditions que nous ne pouvons pas imaginer, il pourrait y avoir une nouvelle croissance, une hausse de la productivité. Direz-vous alors que nous sommes à nouveau dans un capitalisme ascendant avec une décadence encore dans le futur ?

Nous avons utilisé l’expression “régression sociale du capital” pour désigner l'”étape importante” qui a commencé en 1914. Ce n’est pas un terme parfait mais il a l’avantage de considérer le changement du capitalisme du point de vue de la seule force sociale qui peut y mettre fin. De ce point de vue, le capitalisme, malgré ses innombrables crimes, a été progressif en ce qu’il a créé cette force sociale, le travailleur collectif, en ce qu’il a objectivement unifié cette force par la formation du marché mondial, en ce qu’il a développé la productivité du travail à un niveau qui faciliterait un monde post-capitaliste sans exploitation, le vrai communisme.

A partir de 1914, les intérêts du capital et du travailleur collectif, antagonistes dès le départ, deviennent irréconciliables. Dès lors, l’autonomie politique de ce dernier devient encore plus cruciale mais elle est minée par la domination réelle, par la pénétration de la forme-valeur qui avale ses anciennes organisations et formate les gens de manière à effacer leur identité de classe.

L’inévitabilité de la dépression, de la guerre et d’autres catastrophes, le viol de l’environnement naturel et d’autres conditions de survie, y compris son impact sur la santé mentale, font que cette période, malgré la hausse des salaires réels, est mûre pour la révolution. La nécessité est là, la possibilité est là. En 1914 et aujourd’hui. Ce qui manque, c’est la conscience de classe révolutionnaire. Elle ne peut pas être injectée. Mais comprendre comment le capitalisme et la classe ouvrière en sont arrivés là peut aider à trouver le moyen d’en sortir.

Sanderr

15/2/2023

Annexe : Point 24 du texte “Perspective Internationaliste et la tradition de la Gauche Communiste”, deuxième partie (PI 58/59)

Cette nécessité de destruction existait-elle lorsque la Première Guerre mondiale a éclaté ? Non, ou du moins pas encore de manière urgente. Il n’y avait pas de crise générale, mais il y avait des signes que le passage à la domination réelle faisait remonter à la surface les contradictions de la forme-valeur. En raison de sa progression, le taux de profit diminuait là où la transition vers la domination réelle avait commencé et était la plus développée, en Grande-Bretagne. Cela découragea l’investissement intérieur : la croissance de la productivité de l’industrie britannique tomba à zéro dans les décennies précédant la guerre. Mais cela a été plus que compensé par le profit résultant de l’exportation de capital vers des pays qui étaient à un stade inférieur dans la transition vers la domination réelle. Là, le capital productif, parce qu’il avait une composition organique plus faible, rapportait un taux de profit plus élevé. Il avait également une productivité trop bas pour concurrencer avec les marchandises bon-marchés des pays industriels plus développés. Mais la concurrence mondiale était limitée, tant par des obstacles matériels, tels que les coûts de transport élevés, que par des obstacles politiques, le protectionnisme. Ces limitations ont permis à la domination réelle d’émerger dans un pays après l’autre. Lorsque les progrès de la domination réelle ont diminué les obstacles matériels – les chemins de fer et les bateaux à vapeur ont fait baisser les coûts de transport de façon spectaculaire – le protectionnisme a augmenté les obstacles politiques. Ils ont protégé de toute intrusion le métabolisme rentable entre la jeune industrie moderne et son environnement pré-capitaliste ou sous domination formelle et ont permis aux États-Unis dans les années 1880 et à l’Allemagne dans la première décennie du 20e siècle de dépasser la capacité industrielle de la Grande-Bretagne. Lorsque l’augmentation de l’échelle de production induite par la domination réelle a rendu le marché intérieur trop étroit pour la grande industrie, le protectionnisme est devenu contre-productif. Mais il avait encore une emprise sur l’état d’esprit de la classe capitaliste et n’a pas été abandonné.

La concurrence impose des valeurs marchandes et des prix uniformes pour une même marchandise. L’absence de prix uniformes sur le marché mondial reflétait donc la concurrence internationale limitée dans le commerce mondial. Mais avec le développement de la domination réelle et son besoin croissant de marchés plus larges, le commerce international s’était énormément développé. Malgré le protectionnisme, en 1913, le commerce extérieur par habitant était plus de 25 fois supérieur à celui de 1800. Au début du siècle, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, la concurrence internationale imposait des prix uniformes pour les mêmes marchandises sur le marché mondial. Et ces prix baissaient : la baisse du contenu en valeur de la production sous la domination réelle s’imposait au monde. La domination réelle avait conquis le globe, non pas au sens où elle était présente partout ni où son développement était achevé, mais en ce qu’elle avait façonné un système mondial intégré de production et de circulation dans lequel les différentes parties ne pouvaient plus suivre leur propre voie de développement mais étaient conditionnées par leur place dans le tout. Ce système continuerait à se développer, mais il se développerait désormais comme un tout intégré dans lequel les parties les moins productives, les moins compétitives, seraient en permanence contraintes à une spécialisation défavorable. Cela rendait objectivement impossible la perspective d’une voie autonome de développement, de “libération nationale”.

La domination réelle a été stimulée par la vague d’innovations technologiques (le moteur à combustion interne, l’électrification, la chimie, etc.) à la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle (ce que l’on appelle la deuxième révolution industrielle). Ces innovations ont amélioré et rendu moins chers les transports et les marchandises en général, élargissant ainsi le marché et permettant une pénétration plus profonde de celui-ci. Une vague de nouvelles technologies signifie toujours un retour aux surprofits, car elle crée d’amples possibilités d’accroître la productivité, de pousser la valeur individuelle d’une marchandise sous sa valeur marchande. L’envolée des surprofits a stimulé une puissante accélération de la concentration du capital. Mais dans un marché unifié, avec de nombreux concurrents à domination réelle, le mouvement du capital au fil du temps tend à combler les écarts de productivité, éliminant ainsi les surprofits. Afin de résister à l’effet de nivellement par la concurrence, hier comme aujourd’hui, les capitaux les plus développés s’efforcent d’obtenir des positions monopolistiques sur le marché, afin de conserver leurs surprofits, ou de former des cartels, des accords entre concurrents pour empêcher la baisse des prix. En Allemagne, le nombre de cartels est passé de 4 en 1875 à près de 1000 en 1914. De cette manière, les capitaux les plus développés ont fait payer au reste de l’économie la baisse de leur propre taux de création de valeur.

À mesure que l’échelle de production de la domination réelle dépassait le marché qui lui était accessible, une surcapacité mondiale a commencé à se constituer. Bien qu’elle ne soit pas encore dramatique, elle a conduit à une chute des prix sur le marché mondial et à des tentatives de conquérir une plus grande partie de ce marché par des pratiques de dumping (vendre moins cher à l’étranger, même en dessous des coûts, que dans son pays), en particulier par l’Allemagne. Aux États-Unis, le sénateur Albert Beveridge a exprimé les besoins du capital en 1897 comme suit : ” Les usines américaines fabriquent plus que le peuple américain ne peut utiliser ; le sol américain produit plus qu’il ne peut consommer. Le destin a écrit notre politique pour nous ; le commerce du monde doit être et sera le nôtre”. Le “destin”, ou plutôt la domination réelle, a écrit la même politique pour les autres nations capitalistes développées. Une guerre mondiale pour “le commerce du monde” était dans les cartes, comme Engels l’avait prédit.

Le ralentissement du rythme de la création de nouvelles valeurs menaçait de priver une partie importante du capital de toute valorisation. Le capital a donc cherché un refuge pour échapper à la pression de la dévalorisation. Ainsi, la tendance déflationniste du capital sous sa forme de marchandise est allée de pair avec une tendance inflationniste des actifs financiers, dont les prix ont été surenchéris. Aux États-Unis, la valeur papier des entreprises non agricoles a doublé entre 1900 et 1912, alors que le PIB a connu une croissance annuelle moyenne de 3,9 %. Une bulle mondiale de capital fictif commençait à se former.

Ainsi, les trois façons dont les contradictions de la forme-valeur bloquent le processus d’accumulation étaient loin d’être absentes à la veille de la Première Guerre mondiale, même si elles n’avaient pas encore provoqué de crise systémique mondiale. Mais outre la nécessité, nous devons également considérer la possibilité créée par la domination réelle : la possibilité d’appliquer la technologie de la production de masse à la production militaire, la possibilité d’utiliser une vaste réserve de recrues, déjà subjectivées pour leur rôle par la discipline collective du travail en usine, tout cela a permis au capitalisme de faire la guerre considérablement plus efficacement qu’auparavant. Mais pour expliquer pourquoi la Première Guerre mondiale s’est produite au moment où elle s’est produite, ainsi que la manière dont elle s’est développée, il faut tenir compte d’un grand nombre de facteurs, notamment le poids du passé sur la classe capitaliste, de toute une histoire dans laquelle les gains économiques et la conquête territoriale allaient de pair, des succès du protectionnisme qui ont renforcé l’idée que le pouvoir de l’État était la clé de l’expansion du marché. D’autres facteurs contingents ont joué un rôle. Cependant, au lieu de les considérer comme des explications concurrentes, nous devrions examiner comment ces facteurs ont interagi dans le contexte d’un besoin de dévalorisation qui s’est lentement développé, causé par la maturation des contradictions de la forme de valeur.

Une dévalorisation systémique, une vaste destruction de valeur, n’avait pas à se produire en 1914. Mais elle s’est produite. Elle a en effet marqué le début d’une nouvelle phase dans la trajectoire du capital, dans laquelle la croissance expansive conduirait encore et encore à la nécessité d’une destruction massive de valeur. Nous n’appelons plus cette période “décadence”, car ce terme est dérivé de la vision téléologique de l’histoire du marxisme traditionnel et y renvoie. Au lieu de cela, nous utilisons des termes tels que “l’ère de rétrogradation sociale du capitalisme”, qui se concentre sur le fait que dans cette période, alors que le capitalisme continue à croître et à développer les forces productives, un antagonisme sévère se développe entre les besoins capitalistes et les besoins sociaux, entre la survie de la forme de valeur et la survie de l’humanité.

 

NOTES

1Capital, vol 3, chpt 15, p.262 (New World Paperbacks)

2Capital, vol 1, “Results of the immediate process of production”, Appendix, p. 960 (Penguin edition)

3Capital, vol 3, op.cit. p. 230

4Capital, vol 3, op.cit. p. 229

5 Capital, vol 3, chpt.14, p.233-234

6See: Artificial Scarcity in a World of Overproduction: An Escape that isn’t. In:Internationalist Perspective 54 (2010)

7Capital vol 3, chpt.14, p. 240

8Capital ,vol 1, “Results…”, p.1034

9Capital, vol 1, chpt. 15, p.548

10Idem

11Idem

12Capital ,vol 1, “Results…”, p.1040

13Internationalist Perspective and the Tradition of the Communist Left, Part 2 (2014)

14See Capital, vol 1, p.580

15Capital, vol 1. “Results..” p.1021

16Idem, p. 1026

17“J’appelle la plus-value qui est produite par l’allongement de la journée de travail, plus-value absolue. Par contre, j’appelle la plus-value qui résulte de la réduction du temps de travail nécessaire (…) plus-value relative “. (Capital 1, p.432). En d’autres termes, la plus-value absolue augmente la partie non rémunérée du temps de travail, la plus-value relative diminue la partie rémunérée.

18Capital, vol. 1, chpt 16, p.646

19Capital. Vol. 3, chapt 14, p.233

20Idem, p.235

21Capital, vol.1, p.533

22 Capital, vol.3, p. 238

23Plus à ce sujet dans le texte annexé à celui-ci.

24Plus à ce sujet dans Mac Intosh: “Theses on war” in Internationalist Perspective 40 – Fall 2002

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